DES OS ET DES AILES
CHAPITRE 1 (extrait)
— …Et c’est la raison pour laquelle Tocqueville, non seulement est un précurseur, mais se pose également en véritable philosophe, grâce à la puissance de son analyse, notamment sur le désir d’égalité entre les hommes…
La stridente sonnerie retentit soudainement, libérant des étudiants manifestement empressés d’en terminer, du moins pour aujourd’hui, avec les affres de la science politique. J’avais à peine le temps de leur recommander, pour les vacances à venir, la lecture d’un chapitre spécifique de « De la démocratie en Amérique ». La pièce se vida rapidement, à l’exception de quelques habitués qui préféraient rallumer leurs portables et bavarder entre eux avant de sortir tranquillement de cours.
Je m’étirai un bon coup, en regardant machinalement à travers la grande baie vitrée qui surplombait le campus. En cet après-midi d’un beau vendredi de la fin du mois de septembre, le soleil inondait les montagnes alentour. L’université des Appalaches de Boone, en Caroline du Nord, prenait des allures de carte postale grâce à l’explosion des couleurs de la forêt omniprésente. Un très beau spectacle, dont je ne me lassais jamais.
Après avoir remballé mes affaires, j’éteignis l’ordinateur portable, quittai la pièce et me dirigeai dans les couloirs vers la sortie. Auparavant, je repassai à la salle des professeurs, saluai quelques collègues et pris mon courrier. Rien de bien intéressant ; j’avais tout le temps de boire un café.
C’était le début de week-end et de congés ; une fébrilité toute particulière agitait les étudiants, car ils vivaient les derniers moments de détente en extérieur. Pêche, camping et feux de camp étaient au programme avant l’arrivée des premiers frimas. Tous vivaient le temps des ultimes bitures nocturnes, quand on s’endort la tête pleine d’étoiles et les mains baladeuses... Quand on se réveille avec de la moquette dans la bouche ou la tête dans un concasseur à ferraille.
Sur le parking, l’effervescence était palpable. Çà et là, on se lançait des blagues ou des défis, on se donnait rendez-vous dans quelques heures, on comparait les options de son véhicule. De grosses cylindrées tout-terrain rivalisaient en équipements ; jet-skis, canoës, grandes barques motorisées et pour les plus aisés, Christ Crafts ou petits bateaux de plaisance. L’ensemble de la production des derniers modèles de Détroit était sous mes yeux. Des Dodge 1500 à roues jumelées, des Ford F-150 Shelby : ces monstres grondaient furieusement comme une meute de chiens prête à dévorer l’asphalte. Fièrement, des gamins enclenchaient la boite automatique avec la fausse nonchalance qui n’appartient qu’aux présomptueux. Les bimbos blondasses qui les accompagnaient couinaient en jouant les précieuses, mais surtout les ridicules. La première étape consistait à remplir le coffre de bières, la seconde à trouver de l’herbe, la dernière à consommer le tout dans n’importe quel ordre, mais surtout beaucoup, et souvent, trop. Boone était bien l’université haut de gamme que l’on m’avait indiquée lorsque je prenais mon poste quelques mois auparavant : belle région, beau campus, superbe bibliothèque, enseignement de renommée qui attirait tout le gratin de l’élite jusqu’à Washington. Bel établissement, presque anachronique avec l’histoire locale constituée de misère et de bons d’alimentation. Au cœur des montagnes des Appalaches, elle était le joyau dans le tas de charbon.
Je laissai le parking se vider et rejoignis ma vieille Pontiac qui achevait paisiblement de rouiller. La portière grinça, puis je m’affalai dans le siège défoncé. Il faisait encore chaud pour la saison et je dus rouler les vitres baissées, la radio crachotant une ancienne chanson de Randy Travis. Je quittai le campus par l’est et me rendis vers le centre-ville tranquillement. En franchissant le vieux pont en ferraille qui enjambait la rivière Creek, je me remémorais la Louisiane, cette belle région que j’avais dû quitter quelque temps plus tôt. Je ne voulais pas rester en France et c’est un peu par hasard que j’avais postulé à ce poste d’enseignant. Apparemment, avoir un professeur français ajoutait au prestige de l’institution ; vu ce que j’étais rémunéré, je m’en étais accommodé sans trop de difficultés.
Je sortis de la ville par la 421 et m’arrêtai dans une petite station-service. Je pris vingt gallons d’essence plombée et deux paquets de cigarettes. La mamie qui me rendit la monnaie venait juste de prendre son service, elle serait là jusque quatre heures du matin. Elle se déplaçait difficilement au milieu des cartons emplis de chips au vinaigre, des boites de distributeurs de bonbons Pez et des bidons d’huile Penzoil. Quand on n’a pas de retraite, on doit continuer, sinon, on crève dans la rue. Dehors, un vieux noir bricolait une antique dépanneuse qui avait sûrement connu la présidence Eisenhower. Ça fleurait bon la campagne alentour. Je regagnai sans encombre Wilkesboro après une petite heure de route. Je préférais le calme de cette bourgade plutôt que le chic outrancier de Boone. Et puis à mon âge, les nuits sont faites pour dormir.
Ma voiture tomba en carafe juste devant mon garage ; la pompe à essence faisait de nouveau sécession. On était dans le Sud, c’était une attitude convenable. Atteint d’une crise de procrastination aiguë, je décidai de réparer cela le lendemain et m’abandonnai avec extase à la recherche de houblon fermenté bien frais. Mon répondeur téléphonique clignotait ; j’embarquai le combiné avec moi et me vautrai avec délice dans mon siège Adirondack en bois, les doigts de pied en éventail, en contemplant le soleil qui tombait majestueusement sur la chaîne de montagnes au loin. Bientôt, ce ne serait qu’une étendue bleue et la nuit sèmerait ses brouillards énigmatiques sur le plus ancien parc préservé du continent nord-américain.
Tout à cette félicité retrouvée, j’en oubliai presque le téléphone. J’interrogeai le répondeur distraitement. Un seul message, de France :
— Salut l’Américain, c’est Jean-François. Si tu n’as rien à faire dans les semaines qui viennent, viens faire un tour ici. Tu dois rouiller à jouer l’intello ; j’ai du boulot pour tes muscles flasques ! En plus, je te réserve une tenue de spéléo… Prends ta lampe-torche, ça devrait te plaire… appelle-moi quand tu seras à Roissy.
Surpris, j’écoutai le message une seconde fois. Je n’y comprenais pas grand-chose. Cet ami m’appelait de son village de Sissonne, dans l’Aisne, un ancien camp militaire bien perdu au milieu des champs de betteraves. Hormis son cimetière allemand de la Première Guerre mondiale et son église, ce n’était pas vraiment le genre d’endroit qui donne envie d’y planter son camping-car. Pourquoi me parlait-il de boulot et surtout de spéléologie ? Il n’y avait rien sous terre dans ce patelin…
Impossible de le rappeler maintenant, il était trois heures en France. Je décidai d’attendre le lendemain pour prendre contact.
Je me couchai et trouvai tardivement le sommeil, la tête emplie de ce message bizarre.